Finance Responsable
Publié le 16/11/2020

La Lettre du trésorier : Entretien avec Pierre Palmieri sur la finance responsable

Pierre Palmieri

Responsable des Activités de Financement et Conseil,
Membre du Comité de Direction Société Générale

Entretien réalisé par Arnaud Brunet pour La Lettre du Trésorier, Novembre 2020

 

« ...l’ESG, un puissant vecteur de mobilisation... »
 

En quoi la prise en compte des critères environnementaux, sociaux et de gouvernement d’entreprise - ESG - représente-t-elle un défi pour le secteur bancaire ?

L’ESG s’inscrit dans un mouvement général qui concerne tous les partenaires d’un établissement : ses clients, ses actionnaires, dont les exigences en la matière sont croissantes, les superviseurs et les autorités de contrôle, qui abordent principalement le sujet sous l’angle des risques, l’opinion publique sous ses diverses manifestations, autorités politiques, médias ou encore organisations non gouvernementales, et bien sûr ses salariés. Cette montée en puissance, qui a pris une ampleur spectaculaire au cours des derniers trimestres, représente à la fois un immense challenge pour les banques, mais aussi un puissant vecteur de mobilisation de leurs salariés.
 

De quelle manière cette prise de conscience se manifeste-t-elle au sein de la banque de financement et d’investissement de la Société Générale ?

Elle s’est d’abord manifestée par l’accompagnement de nos clients. Nous avons par exemple, très tôt, financé des projets dans le domaine des énergies renouvelables ou mis à la disposition des entreprises des outils de financement ad hoc, comme par exemple des obligations vertes, sociales, durables ou encore des sustainability linked loans [prêts dont le coût est conditionné aux performances extra-financières, Ndlr]. Mais il s’agit-là quasiment d’un service minimal. Pour nous, l’ESG représente aussi et surtout une occasion d’explorer de nouvelles frontières, qu’elles soient sectorielles ou géographiques. Enfin, il s’agit de s’inscrire dans une démarche de long terme dont la responsabilité et l’innovation seraient les moteurs, cela afin de reconsidérer notre propre modèle d’affaires et d’aider les entreprises à reconsidérer le leur à l’aune du développement durable.
 

Accompagner, élargir le périmètre commercial, revoir les modèles d’affaire…en s’appuyant sur quelle organisation ?

Le fil directeur de notre action consiste à faire en sorte que l’ESG essaime à tous les étages, cela sous l’impulsion d’instances ad hoc. Au faîte de la structure se trouve une équipe centrale Groupe de RSE [responsabilité sociale et environnementale, Ndlr] et un comité de responsabilité. A la direction des risques, un département est chargé de modéliser les risques extra-financiers et d’échanger, dans ce domaine, avec les autorités de supervision. Dans les métiers de conseil et de financement, la propagation de la démarche s’est effectuée par étapes. Les équipes sectorielles, dès le début des années 2000, ont, par exemple, développé les savoir-faire environnementaux et sociaux nécessaires aux financements de projet, notamment, des énergies renouvelables. Au milieu de cette même décennie, une équipe dédiée a été créée afin d’apporter une tierce opinion aux dossiers de financement. Cette équipe s’est étoffée – elle compte désormais plusieurs dizaines de professionnels – et a pour mission, depuis la fin des années 2000, de mettre l’expertise accumulée au service des clients, par la création de nouveaux produits et services, par exemple la structuration des green bonds ou des sustainability linked loans ou encore le conseil en rating. Enfin, chaque métier abrite au moins un correspondant, spécialiste de l’ESG, cela afin que l’ensemble du spectre des clients et des produits soit couvert. L’intégration de l’ESG doit être une occasion, pour chaque équipe, d’élargir son mandat. Un exemple : l’équipe sectorielle « mines et métaux », plutôt que d’appréhender les métaux rares, indispensables à la production de véhicules électriques, sous le seul angle de l’extraction, a étendu son champ d’expertise à l’ensemble de la chaîne de valeur industrielle. Autre illustration : dans le domaine du leasing, où la banque a toujours occupé des positions de force dans le financement des navires et des avions, le périmètre s’est par exemple étendu aux transports collectifs. L’ambition est à la systématisation de la démarche ESG. Un plan de formation de grande ampleur a ainsi été mis en place avec plusieurs milliers d’heures dispensées au cours des derniers mois.
 

A quels types d’engagements la banque s’est-elle soumise ?

Ils sont nombreux, qu’ils soient publics, et dans ce cas, auditables, ou à usage strictement interne. La Société Générale est par exemple signataire fondateur des Principes pour un secteur bancaire responsable, ce qui implique d’aligner ses actions sur les objectifs de développement durable des Nations unies et ceux de l’Accord de Paris sur le changement climatique ; elle a rejoint à l’automne dernier l’Engagement collectif sur le climat ou encore, réduira progressivement son exposition au charbon thermique, pour arriver à zéro au plus tard en 2030 en ce qui concerne les entreprises possédant des actifs dans l’Union européenne ou dans l’OCDE, et au plus tard en 2040 pour les autres. Ayant déjà alloué 100 milliards d’euros à la transition énergétique depuis 2016, la banque s’est engagée à lever 120 milliards d’euros supplémentaires entre 2019 et 2023 dont 20 milliards d’euros dans les énergies renouvelables sous forme de conseil ou de financement. Ce qui guide notre action, c’est que nos clients déploient les efforts nécessaires pour aménager leur sortie des activités non durables, sachant, par ailleurs, qu’il relève de notre responsabilité de ne pas provoquer des catastrophes sociales en suspendant brusquement le financement d’entreprises appartenant à des secteurs très exposés.
 

En quoi l’expertise en ingénierie financière d’un établissement comme le vôtre peut-elle être mobilisée ?

Je l’illustrerai par une titrisation synthétique réalisée en octobre 2019 avec Mariner Investment Group, rebaptisé Newmarket cette année, qui a investi dans une tranche junior de l’opération. Le transfert de risque a porté sur un portefeuille essentiellement constitué de financements structurés accordés dans une quarantaine de pays pour un montant total de 3,4 milliards de dollars. La banque s’est engagée à mobiliser le quart du capital libéré en faveur de financements à impact positif en trois ans et bénéficiera d’un coupon minoré si elle déploie la moitié du capital libéré vers ce type d’investissements en quatre ans. Cette ingénierie répond aux multiples besoins clients, notamment des grandes et moyennes entreprises, en apportant des solutions de refinancement et de transfert de risque dans un environnement complexe.
 

Les banques de la zone euro sont déjà soumises à des règles contraignantes – fonds de soutien aux banques, directive sur les marchés d’instruments financiers, exigence minimale de fonds propres et passifs exigibles…. N’y a-t-il pas un risque de perte de compétitivité si elles sont, en plus, en avance dans l’ESG ?

Les banques européennes sont en avance en matière d’ESG et parmi elles, les françaises figurent parmi les pionnières. Aux Etats-Unis en revanche, elles sont entrées plus tardivement sur les aspects de financement de la transition énergétique, et notamment le renouvelable : il y a moins de pression de la part de l’opinion publique, l’indépendance énergétique du pays est élevée au rang de priorité nationale et les banques sont sorties depuis longtemps du financement de projet. Il me semble que la systématisation de la démarche ESG, si elle est bien menée – ce qui nécessite notamment de disposer de systèmes d’information puissants et bien adaptés -, tendra à devenir, au contraire, un avantage compétitif. Un savoir-faire ancien dans ce domaine constitue un levier commercial puissant dans les rapports à haut niveau avec nos clients.
 

La classification unifiée, ou taxinomie, que souhaite établir la Commission européenne, constituera-t-elle une avancée ?

Etablir une classification permettant de définir ce qui est durable et d’identifier les domaines dans lesquels les investissements durables peuvent avoir la plus forte incidence représente, sur le principe, une avancée bienvenue. Mais comme dans de nombreux domaines, le diable se nichera dans les détails. Si son application donne lieu à une inflation d’interprétations, cela ira à l’encontre de l’objectif initial de standardisation et de facilitation de la mise en œuvre des investissements durables.