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Le risque croissant d’une surréaction du policy mix américain

Article publié dans L'AGEFI Hebdo du 10 février 2022
Par Michala MARCUSSEN, Chef Économiste du Groupe

Les derniers chiffres de l’inflation en glissement annuel, 7 % aux Etats-Unis et 5,1 % dans la zone euro, ont déclenché un débat animé sur les causes et la durée des phénomènes sous-jacents, qu’il s’agisse des frictions dans la chaîne d’approvisionnement, des prix de l’énergie ou des modes de consommation liés aux pandémies. Une cause, cependant, reçoit à notre avis moins d’attention qu’elle ne le mérite, à savoir la politique budgétaire américaine.

Lorsque la pandémie a frappé, les gouvernements du monde entier ont cherché à juste titre à protéger les ménages et les entreprises de ses effets dévastateurs. Dans la zone euro, cela a permis aux revenus des ménages de rester quasiment stables en moyenne pendant la durée de la pandémie, avec toutefois une certaine disparité entre les Etats membres. De l’autre côté de l’Atlantique, en revanche, les revenus ont grimpé en flèche sous l’effet des vagues successives de mesures de relance, ce qui a déclenché une reprise substantielle de la demande, notamment de biens.

Une ventilation de l’inflation entre contributions sensibles ou non au Covid, produite par la Réserve fédérale de San Francisco, estime qu’environ 80 % de la hausse de l’inflation de base (hors prix des denrées alimentaires et de l’énergie) peut être attribuée à des facteurs sensibles au Covid. Une autre décomposition de la Réserve fédérale de San Francisco montre qu’environ 1,6 point de pourcentage est attribuable à des facteurs sensibles à la demande et 0,2 point de pourcentage à des facteurs sensibles à l’offre, ce qui laisse 2,1 points de pourcentage à des facteurs ambigus.

Etant donné le rôle clé du consommateur américain pour l’économie mondiale, il semble probable, en outre, que la réponse de la politique budgétaire américaine ait eu un certain effet d’entraînement sur les prix au niveau mondial. La différence entre les réponses de politique budgétaire aux Etats-Unis et dans la zone euro explique sans doute en grande partie le ton très différent adopté par les banques centrales respectives. En effet, alors que la Réserve fédérale suggère que trois hausses de taux de 25 points de base sont possibles en 2022 et a laissé la porte ouverte à d’autres hausses si nécessaire, la Banque centrale européenne a tout juste entrouvert la porte à une hausse potentielle des taux cette année.

Les marchés du travail présentent un autre contraste marqué qui résulte en grande partie de la réaction des pouvoirs publics : alors que l’approche adoptée dans la zone euro consistait principalement à maintenir les salariés dans leur emploi, les Etats-Unis ont laissé le chômage grimper en flèche, passant de 3,5 % avant la pandémie à 14,7 % à son apogée. Si le taux de chômage est à nouveau inférieur à 4 %, le taux de participation ne s’est pas encore totalement rétabli et reste inférieur de 1,5 point aux niveaux antérieurs à la pandémie. Il n’est pas surprenant que des licenciements et des réembauches de cette ampleur s’accompagnent d’énormes frictions, ce qui se reflète dans les tendances des salaires nominaux outre-Atlantique.

Alors que la Réserve fédérale s’apprête à amorcer un cycle de relèvement des taux lors du Federal Open Market Committee (FOMC) des 15 et 16 mars, il convient de garder à l’esprit que la dynamique sous-jacente de l’économie américaine est déjà en train de s’essouffler. En outre, la politique budgétaire s’est déjà resserrée depuis un certain temps. Si l’on examine l’évaluation de l’impulsion budgétaire produite par le Hutchins Centre, on constate que cette mesure est en territoire négatif depuis le printemps 2021. La moyenne mobile, qui est sans doute plus significative d’un point de vue économique, ne devient négative qu’en 2022. Le retour à la normale du secteur des services offrira probablement une certaine compensation à ce vent contraire, mais nous craignons que cela ne soit insuffisant, d’autant plus que de nombreux ménages américains devront, à partir du mois de mai, commencer à rembourser les prêts étudiant qui ont fait l’objet d’un moratoire dans le cadre des mesures liées à la pandémie. Un contre-argument selon lequel l’épargne refoulée reste importante est affaibli par le fait qu’elle tend à être concentrée sur les ménages à revenus élevés dont la propension marginale à consommer est plus faible.

Nous sommes préoccupés par le fait que la Réserve fédérale va durcir la politique monétaire à un moment où la politique budgétaire se resserre déjà de manière assez importante. A en juger par l’aplatissement de la courbe des taux américains, cette inquiétude pourrait bien être partagée par les marchés.

  • Michala Marcussen

    Chef Économiste du Groupe et Directrice des Études économiques et sectorielles