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Publié le 20/03/2018
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Bitcoins, tulipes et liquidités

Bitcoins, tulipes et liquidités

Etude réalisée par Michala Marcussen, Chef Economiste du Groupe et Directrice des Etudes économiques et sectorielles.

Les cryptomonnaies privées, dont la plus importante est aujourd’hui le bitcoin, suscitent des inquiétudes en termes de sécurité et de capacité à gérer de grandes quantités de transactions. Mais ne pourraient-elles pas, à terme, laisser la place à des cryptomonnaies publiques émises par des banques centrales ? Le scénario présente certains avantages.

bitcoin

Le bitcoin a déchaîné les passions en 2017 : la cryptomonnaie a commencé l’année à près de 1 000 dollars pour la terminer aux alentours de 10 000 dollars, après avoir atteint un pic de près de 19 000 dollars à la mi-décembre. Si cette extrême volatilité a causé à la fois des gains spectaculaires et des pertes abyssales, elle réduit considérablement les chances que le bitcoin soit utilisé comme moyen de paiement, ce qui était initialement sa raison d’être. En effet, la trajectoire récente du bitcoin rappelle plus la tulipomanie survenue au XVIIe siècle aux Pays-Bas, que Charles Mackay a analysée au XIXe siècle, avec d’autres crises spéculatives, dans son ouvrage Extraordinary Popular Delusions and the Madness of Crowds. Quoi qu'il en soit, les tulipes existent toujours aujourd’hui pour embellir nos intérieurs et enrichir les cultivateurs. Qu’en sera-t-il du bitcoin à l’avenir ?

La confiance au centre du système

Le bitcoin est, par essence, un système de liquidités électronique peertopeer, et comme toutes les autres monnaies fiduciaires, il n’a pas de valeur intrinsèque ; sa valeur lui vient uniquement de sa capacité à servir de moyen d’échange et de réserve de valeur, deux caractéristiques qui sont fondées sur la confiance. Pour les monnaies traditionnelles, comme le dollar américain, l’euro ou l’ancien Mark de la République de Weimar en Allemagne, cette confiance est donnée au gouvernement. Il s’agit de la confiance (ou de la défiance) envers le fait que le gouvernement va protéger :

• la valeur de la monnaie, en la rendant difficile à falsifier ;
• sa valeur, en n’actionnant pas sans prévenir la planche à billets ;
• le statut de la monnaie ainsi que sa facilité d’utilisation en tant que monnaie officielle.

Souvent, les banques centrales jouent un rôle décisif dans la protection de la valeur de la monnaie par le biais de leurs politiques de maintien de la stabilité des prix. Un autre aspect important est la confiance dans la capacité du système bancaire à protéger les dépôts contre le vol ou les pertes.

Comme l’histoire de l'économie est peuplée d’exemples où des gouvernements ont, par des moyens divers, abusé de cette confiance, il n’est pas étonnant qu’aux yeux des défenseurs des cryptomonnaies, l’un des principaux avantages de ces dernières soit précisément le fait qu’elles n’ont pas de lien avec les pouvoirs publics. De plus, la technologie de la blockchain est supposée garantir la sécurité des dépôts en bitcoins (positions) mais également celle des transactions, tandis que l’anonymat permet aux utilisateurs du système d'échanger des fonds d’un pays à l’autre sans subir aucun contrôle étatique. Enfin, par principe, l’offre de bitcoins est limitée à 21 millions environ, ce qui garantit une base monétaire stable (sachant qu’à l’heure actuelle, près de 17 millions de bitcoins ont déjà été créés, ce plafond devrait être atteint en 2140).

Des inquiétudes sur le plan de la sécurité…

Mais le bitcoin suscite des inquiétudes sur le plan de la sécurité. On peut simplement craindre que des utilisateurs perdent leurs bitcoins à la suite d'un banal dysfonctionnement informatique, même si des sauvegardes permettent de résoudre assez facilement ce problème. La presse relate aussi régulièrement des affaires de vol de cryptomonnaies par des hackers, qui mettent en évidence l’importance de la qualité des mots de passe privés et de la sécurité des plates-formes. La contrefaçon de cryptomonnaies, en attirant des individus sans méfiance sur des applications non sécurisées, pose également problème. Il existe par ailleurs le risque que le système devienne trop centralisé, avec un petit nombre de « mineurs » de bitcoins à la tête de systèmes informatiques de plus en plus puissants. De fait, la sécurité du système repose par nature sur une décentralisation qui assure la cohérence.

Une autre inquiétude en la matière concerne l’anonymat du système, qui peut permettre à des terroristes ou des criminels de transférer des fonds sans être repérés et de blanchir les revenus d’activités illégales. Les possibilités en termes d'évasion fiscale sont également préoccupantes. Même si cela peut sembler paradoxal, certains craignent qu'échanger une adresse bitcoin revienne à partager des informations au sujet de ses habitudes de paiement ; pour contourner le problème, il faut disposer de plusieurs comptes, ce qui est loin d’être pratique. Enfin, il faut considérer que le bitcoin n’est pas la seule cryptomonnaie en circulation : d’après Coinmarketcap. com, une source d’information sur les cryptomonnaies souvent citée, le bitcoin est la plus importante (148 milliards de dollars, à l’heure où nous écrivons) d’un total de 896 cryptomonnaies représentant actuellement près de 380 milliards de dollars. Ce volume encore relativement modeste (environ 0,4 % du PIB mondial) signifie qu’un krach des cryptomonnaies n’entraînerait probablement pas d'événement systémique s’il avait lieu maintenant.

…et quelques problèmes techniques

En revanche, une des principales critiques adressées au bitcoin concerne sa consommation d'énergie, qui soulève d’importantes questions quant à son potentiel en matière d’évolution et d’adoption massive. Cette inquiétude n’est pas seulement liée à l’environnement, mais aussi aux coûts de transaction du bitcoin. À l’origine, le bitcoin a été créé dans l’idée de permettre à des individus d’effectuer des transferts de fonds transfrontaliers d’une manière aussi sécurisée, beaucoup plus rapide et moins chère qu’avec d’autres fournisseurs de services de paiement traditionnels. Toutefois, la réalité est que la cryptomonnaie est en train de changer d’échelle, ce qui entraîne déjà une hausse des coûts de transaction et un ralentissement des délais d’exécution, car les « mineurs », qui sont chargés d’actualiser les blockchains placées au coeur du système, donnent (assez logiquement) la priorité aux transactions dont les frais sont plus élevés. Bien sûr, des esprits malins cherchent des solutions qui pourraient, un jour, permettre aux cryptomonnaies d’être opérationnelles à plus grande échelle. Compte tenu du nombre déjà grand de cryptomonnaies à l’heure actuelle, il faut également que les blockchains puissent communiquer efficacement entre elles, afin de garantir leur interopérabilité. Malgré cette longue liste d’inquiétudes et de problèmes techniques, on aurait tort de réduire cryptomonnaies et blockchain à une simple folie passagère. De fait, la technologie de la blockchain trouve déjà des applications bien au-delà de l’univers des cryptomonnaies grâce à son potentiel en tant qu’outil de gestion de transactions rapide et sécurisé et à son efficacité économique quand les volumes ne sont pas trop importants.

Michala Marcussen, Chef Economiste du Groupe

Michala Marcussen, Chef Economiste du Groupe et Directrice des Etudes économiques et sectorielles

Les banques centrales face aux cryptomonnaies

Pour en revenir aux cryptomonnaies, il n’y a rien d'étonnant à ce que gouvernements et banques centrales manifestent de l’intérêt, que ce soit pour prévenir des dangers d’une bulle spéculative, chercher à taxer les plusvalues d’investissement ou juguler des activités illégales. Mais les gouvernements s’interrogent aussi sur la possibilité d’émettre un jour leurs propres cryptomonnaies, comme monnaie officielle. Imaginez qu’on trouve une solution à toutes les questions technologiques et que les banques centrales émettent elles-mêmes des cryptomonnaies officielles. Quelles seraient les conséquences ? Pour l’heure, les banques centrales créent la monnaie centrale à partir de leur bilan, en émettant des billets et des pièces et en générant des réserves détenues par les banques commerciales. La monnaie au sens large provient donc d’un système de fractionnement des réserves bancaires, puisque les banques prêtent l’argent à leurs clients et créent simultanément un crédit et un dépôt. Une partie de ce nouveau dépôt doit ensuite être placée auprès de la banque centrale au titre des réserves obligatoires, tandis que le reste peut à nouveau être prêté. Les banques centrales conduisent leur politique monétaire au travers du volume de la base monétaire et de son prix, par le biais des taux d'intérêt. Dans une cryptomonnaie comme le bitcoin, la masse monétaire est prédéterminée et ne permet pas ce fonctionnement. La blockchain enregistre seulement le détenteur du bitcoin et l’historique des transactions. Pour assurer la provision du crédit en cryptomonnaie, il faudrait une autre blockchain pour enregistrer qui a prêté à qui et, bien entendu, le préteur doit être prêt à assumer le risque de défaut. L’histoire illustre que les marchés de prêt de gré à gré sont très chers pour l’emprunteur ettrès risqués pour le prêteur.

Il n’y a cependant aucune raison pour que le système financier actuel ne puisse pas perdurer dans un monde « crypto », mais il faut une cryptomonnaie qui constitue la base monétaire et une autre qui constitue la monnaie scripturale, qui forment ensemble la masse monétaire au sens large, à travers du système bancaire. Toutefois, à la différence de maintenant, les banques centrales pourraient beaucoup plus facilement imposer des taux d'intérêt négatifs si elles le souhaitent, et l’anonymat des transactions en liquidités serait levé. De plus, il faut préciser que les banques commerciales prennent soin de ne pas proposer de services de dépôt ou de prêts dans des monnaies pour lesquelles elles ne disposent pas d'un accès facile à la liquidité offerte par la banque centrale en cas de besoin. Il semble très peu probable que des cryptomonnaies privées puissent un jour jouer ce rôle, ce qui laisse un vaste espace à remplir pour des cryptomonnaies publiques émises par des banques centrales. Certains avancent qu’en émettant une cryptomonnaie, les autorités monétaires pourraient procurer directement de la monnaie centrale « sûre » à tous les citoyens, et pas seulement au système bancaire. C’est vrai, mais si les banques centrales voulaient aller dans ce sens, elles pourraient déjà proposer des dépôts à tous les citoyens avec les systèmes actuels de monnaie fiduciaire.

Et demain ?

Aussi impressionnante que soit la blockchain sous-jacente au système des cryptomonnaies, n’oublions pas qu’un nouvel emballage technologique transforme rarement la fonction fondamentale d'un bien ou d'un service. J’imagine qu’au XVIIe siècle, un économiste néerlandais a peut-être médité sur la tulipomanie de la même manière que je le fais sur la folie du bitcoin, avec une tasse de café fort et quelques notes de musique douce en fond sonore. Quand ils réfléchiront à la « bitcoin-manie » de 2017, les économistes du futur paieront-ils leur café avec des cryptomonnaies ? Je devine que oui, mais je pense aussi que ces monnaies seront émises par des banques centrales et garanties par des gouvernements.

Article écrit par Michala Marcussen, Chef Economiste du Groupe et Directrice des Etudes économiques et sectorielles, publié dans le magazine Banque & Stratégies n°366 en février 2018.